Attention, un Camus peut en cacher un autre !!!
Un Camus peut en cacher un autre et bien plus intéressant
Chacun sait que la littérature française compte deux Camus. Le premier des deux, chronologiquement, Albert, par les temps qui courent est porté aux nues et quasi-panthéonisé ( il l'a échappé belle ce me semble ). Il occupe en tout cas vastement le terrain patronymique. Ce Camus là, je dois le dire, je ne le fréquente plus guère depuis mes 20 ans, ce qui fait un demi-siècle si je compte juste. « Le mythe de Sisyphe » et « Caligula » avaient épicé ma 1ère littéraire. « L'Homme révolté » avait nourri mon année de philo. Quant à « L'Étranger », je l'avais décortiqué une année durant sur les bancs de la Sorbonne et sous tous les angles : stylistiques, sémantiques, grammaticaux, politiques… Ah ! le cours enflammé de Marie-Jeanne Durry… Le livre était au programme du certificat de licence ( ancienne formule)… J'en fus, d'Albert Camus, comme une oie grasse, gavé.
L'autre Camus, qui m'intéresse davantage, c'est Renaud Camus. Il est vivant et bien vivant. Exilé volontaire de Paris, il demeure une grande partie de son temps désormais dans le Gers, au château de Plieux ; mais il voyage aussi beaucoup. Tous les deux ou trois ans au gré des publications et de mes emplettes en librairie je lis – et souvent savoure - un tome de son Journal, d'abord édité par P.O.L. ( années 87 à 93 ; puis par Fayard ) . Et sans connaître Renaud Camus, sans l'avoir jamais croisé, je me sens assez en familiarité avec son univers qu'il dépeint par le menu.
Je viens de terminer le dernier tome paru, chez Fayard donc, celui de l'année 2007, qui s'intitule « Une chance pour le temps », formule reprise de la mère de l'auteur – une femme au sacré caractère - dont la présence ( ou l'absence ) donnent lieu à des récits riches en coups de pinceau multicolores et subséquemment à la progression au fil des ans d'une sorte de récit de Théramène goûteux.
Renaud Camus a un art chantourné et très efficace de se faire des ennemis : il va les chercher dans tous les recoins. Il peste ainsi, flamberge haut dressée, contre toutes sortes d'inconvénients de la vie de société contemporaine : les portes qui claquent dans les hôtels, le décrépissage des maisons de campagne, les cadeaux qu'on lui fait de somptueuses boites de chocolat, le temps perdu pour des broutilles ou des formalités, les cuirs et autres galimatias de la radio et de la télévision, l'avocat qui ne répond et ne rappelle jamais, la tranche de pain de mie trop grillée ou trop tôt ( « Le toast a une durée de vie de trois minutes et demie » ), le non respect de la parole donnée, la signalétique envahissant les sites historique, les malotru/es qui bouffent partout et n'importe où, le massacre de la langue française, l'incompétence de certains journalistes, la violence individuelle… Ce qui dans cette litanie pourrait passer pour une manifestation aigüe de paranoïa n'est au fond que le réflexe de défense et de survie d'un être sensible et sensé. Pas dupe. Et qui, lui, ose dire. Car à bien y regarder, il n'est guère de ses détestations que je ne partage. J'en récuse une ou deux, mais j'en ai d'autres… Nous devrions être nombreux dans ce cas.
Ce qui énerve par dessus tout Renaud Camus, c'est ce qu'il nomme « La grande déculturation » dont nous sommes parfois sans le savoir tous victimes et qui détruit plus habilement et plus cruellement que la termite les fondements d'une civilisation. Comment ne pas acquiescer au jour jour, englués que nous sommes - volens nolens – dans le ronron que nous servent à la louche souvent la presse et surtout les programmes des radios et des télévisions ( tous genres confondus de la grande musique aux variétés et à l'éditorial ; de l'animateur de service à la publicité ).
Dans le genre râleur, il faut saluer la particulière réussite, ( hélas pour le confort de Renaud Camus ) de la saga –récurrente au long des pages du volume - du chauffagisme et des pompes à chaleur de Plieux. En quelques mots, pour faire monter la température à un niveau vivable ( un peu au dessus du 19 ° de l'écologisme militant ) – ou surtout au dessus d'une température invivable ( 14 °) il faut dans le vaste château de Plieux de bons moyens de chauffage et, autant que possible, les moins dispendieux. Et c'est là que commence l'histoire avec un tourbillons de margoulins promettant monts et merveilles climatiques grâce aux innovantes pompes à chaleur mais se révèlent incapables de les installer et de les faire fonctionner, les chauffagistes qui se laissent commander une chaudière pour Butane qui n'existe pas, en livrent une autre moins puissante, démontent des tuyauteries qui attendaient l'expertise, les tribunaux et les avocats qui multiplient les erreurs de procédure, ou restent inactifs, les traites qui continuent à courir d'un organisme de crédit affamé, sans parler du triphasé et des convertisseurs… bref une vraie histoire de vie quotidienne qui pourrait n'être que le récit crispé d'emmerdements indémerdables si elle n'était mise en musique par un vrai écrivain qui donne aux mots leur sens et aux phrases leur colonne vertébrale. Du coup, on se désole pour le narrateur tout en se régalant de son style.
Loin d'être un atrabilaire perclus, Renaud Camus est aussi un admirateur. Il a des passions, des rencontres qu'il sait faire partager. Celle de T.S.Eliot et de Jean Verdenal. Celle de « La disgrâce d'Aman » de Rembrandt venu de l'Ermitage pour une exposition, celle d'une encre d'Henri Michaux ou de l'œuvre du peintre américain Cy Twombly ( ce qui est pour moi un signe définitif ).
Il est aussi un voyageur comme on n'en fabrique plus qui connaît dans les périmètres qu'il a fréquentés, dans le sud-ouest français, dans le sud britannique, à Rome où il a été pensionnaire de la Villa Médicis, ailleurs, tous les manoirs, toutes les maisons de charme, toutes les châteaux, toutes les habitations d' écrivains, de penseurs, de poètes, d'artistes dont l'esprit créatif hante toujours ces « Demeures de l'esprit ». Il sait voir les monument et y ramener les souvenirs cultivés. Ce promeneur infatigable qui a parcouru avec ses chiens tous les vals et prairies autour de chez lui sait jouir de la vision d'un arbre de Judée en fleurs. D'un tableau de Marcheschi. Il aime la musique et Dutilleux, la littérature et « La Religieuse Portugaise », la poésie et Leconte de Lisle ( avec par exemple son poème « Le Manchy ») ou Catherine Pozzi… Comment ne pas apprécier, dans son Journal, cette fête permanente des mots et de leur musique, de leur rythmes, des idées et des images, des souvenirs et des explorations. Ce Journal est un feu d'artifice de lettré et d'honnête homme qui n'aime pas s »en alisser conter. Et suprême agrément il est écrit dans un français vivace, riche, mais toujours contrôlé par les bonnes règles. En outre il a été relu, corrigé et l'on n'y trouve pas de ces faiblesses qui polluent souvent trop d'ouvrages. ( Sauf, 1, 2, 3 Soleil, un o à la place d'un e dans la 4ème ligne du 4 ème paragraphe de la page 206. C'était pour le fun… ) Alors, quand on lit des livres de cette qualité on reste ébahi par le peu d'écho qu'il suscite. Nous avons là une personnalité dont la fréquentation est une émulation. Sa conversation – comme dans les Salons que fréquentait Proust ou Natalie Barney- est une invitation à mieux lire, à mieux voir , à mieux écouter, réfléchir, comprendre, discuter, à devenir plus cultivé, plus intelligent, une incitation à mieux vivre quoi… et ça laisse de marbre les marbres de nos journaux et les MacBooks de leurs critiques littéraires. Au fond, voilà bien le révélateur de cette "déculturation" massive et passive que Renaud Camus dénonce avec pertinence.
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