La saga Rosenberg d'Anne Sinclair
Anne Sinclair : « 21, rue La Boétie » aux éditions Grasset.
Depuis son annonce, j’attendais ce livre d’Anne Sinclair sur la rive Rosenberg de sa famille, sur cette lignée qui a joué un rôle si décisif dans la naissance et la diffusion de l’art moderne en France et à l’étranger - d’abord aux États-Unis – dès le début du XXème siècle. L’arrière-grand-père, Alexandre ; le grand-père, Paul, né en 1881; le grand-oncle, Léonce, l’aîné de deux ans… Des galeries à Paris, à New-York. Renoir, Picasso, Matisse, Braque, Léger… Un univers fabuleux.
Cette dynastie de marchands d’art peut être comparée à une autre, bien connue elle aussi, celle des Fabius, avec l’aïeul Élie, qui ouvre en 1882, dans la boutique de modistes de ses parents, son magasin d’antiquités rue de Provence. Ses fils en reprenant l’affaire vont lui donner une ampleur internationale. Une différence pourtant, les Fabius ont prospéré dans les antiquités et toutes leurs noblesses. Les Rosenberg ont ouvert l’œil sur l’art de leur temps... Avec tous les risques et périls de l’exercice.
Alexandre, marchand de grains à Paris, est le premier des Rosenberg à se muter d’abord, en 1882, en antiquaire au 38, avenue de l’Opéra. Mais très vite, il devient amoureux de l’impressionnisme et des peintres modernes. Sa première acquisition – pour 87,50 francs- est un Sisley, peintre alors bien inconnu. Puis il découvre et achète Manet, Monet, Renoir, Cézanne, Courbet, Van Gogh… au grand dam de son épouse affolée de le voir accumuler des toiles qu’il revend avec peine, laissant dans ces « lubies » une bonne part de leurs économies. N’empêche, il inocule le virus à ses fils et notamment à Paul. Il le conduit ainsi un jour devant un tableau qu’il voulait acquérir chez un marchand, rue Le Peletier. Devant cette peinture le gamin de dix ans pousse des cris d’orfraie tant il la trouve moche. Paul se rappelle : « Imaginez un tableau très épais fait de couleurs violentes, représentant une pauvre chambre ( … ) Le plancher me semblait courbe et les meubles me donnaient l’impression de danser ( … ). Cette toile était un Van Gogh, c’est celle qui est à l’Art Institute de Chicago, musée auquel par ironie du sort, je l’ai vendue moi-même environ 30 années plus tard. » écrit Paul dans un début d’autobiographie interrompue après dix pages…
En démarrant ainsi chronologiquement, je ne rends pas fidèlement compte de « 21, rue La Boétie » d’Anne Sinclair. La journaliste n’a pas emprunté les voies balisés d’un Pierre Assouline contant les cheminements de Durand-Ruel ou de Kahnweiler… ou d’une Annie Cohen-Solal déroulant son « Léo Castelli » depuis le XVIIème siècle. Elle a choisi un itinéraire bien plus intériorisé et personnel. Le genre de son livre est complexe. Biographie d’un grand marchand d’art parisien ? Oui, mais biographie inversée, tissée d’événements d’un passé bien plus récent et souvent douloureux. Mais pas seulement… Plongée dans l’histoire de la France de l’Occupation ? Certes et éclairante. Autobiographie ? Confessions ? Mémoires ? Enquête intercontinentale sur des secrets de famille ? De tout cela un peu, et à la fois. C’est ce qui donne à ce volume un charme si puissant.
Le fil d’Ariane que tire Anne Sinclair est celui de son identité familiale. Voilà que pour établir de nouveaux papiers d’identité à cette journaliste, l’une des plus célèbres de France, « Marianne » en buste de plâtre dans de très nombreuses mairies, issue de deux parents nés à Paris, l’administration française exige, outre les documents habituels fournis par la journaliste, le pedigree de ses quatre grands-parents. Ces grands-parents venus d’Outre-Rhin ou d’Alsace et établis à Paris bien avant les années 1880…
Surgit alors le flot des images insupportables et des évènements terrifiants de la guerre de 1939-45, du Vichysme, de la Collaboration. Et leurs traces toujours coruscantes. Ce gentil voisin de la maison de week-end à Fleury-en-Bière, qui n’était autre que Jean Leguay, un des organisateurs des rafles de 1942, « blanchi » en 1949 par la Haute cour de justice, mais inculpé en 1979 de « crimes contre l’humanité », mort avant son procès. La révélation mortifiante, en 1994, par Pierre Péan, des « années obscures de François Mitterrand, de la proximité du Président de la République, jamais démentie ni reniée, avec René Bousquet ou le cagoulard Jean-Paul Martin. Et plus brûlant encore, ce 21, rue La Boétie. Cette adresse, à partir de 1910, de la famille et de la galerie de Paul Rosenberg, devenue par réquisition, en mai 1941, celle de l’Institut d’étude des questions juives, chargé de diffuser la propagande antisémite et la condamnation de l’ « Art dégénéré » !
Ah, ce 21, rue La Boétie ! C’est pourtant le berceau. « Les accrochages de Picasso, Braque, Derain, Matisse, Léger, Laurencin, s’intercalaient avec ceux de Toulouse-Lautrec (1914), de l’art français du XIXème (1917), d’Ingres et de Cézanne ( 1925), de Bonnard (1936), d’Henri Rousseau, dit Le Douanier, en 1937. » écrit Anne Sinclair. « La première (des grandes expositions des tableaux de Picasso) fut consacrée en 1919 à cent soixante-sept dessins cubistes inédits. Celle de 1926 fut une des plus imposantes, avec le one-man-show de 1936, où la galerie Rosenberg exposa 29 peintures et dessins de Picasso, reçut six cents visiteurs par jour. » poursuit-elle. Sans omettre l’exposition Renoir en 1934. Paul Rosenberg avait compris, bien avant d’autres, qu’il fallait « répéter, en la décalant, l’expérience vécue avec les impressionnistes : choisir cette fois de vendre leurs toiles pour vivre, et pouvoir se permettre d’attendre que l’envie vienne aux amateurs d’acquérir la peinture contemporaine qui lui était chère. » comme l’écrit Anne Sinclair. Ce fut son secret, associé à un autre, celui de son œil, « celui de la qualité absolue des œuvres qu’il proposait. »
Arrive la guerre et la flambée d'antisémitisme d'État qui met fin à cet âge d’or parisien. Paul Rosenberg et sa famille partent pour New York, où Paul avait monté, comme d'ailleurs à Chicago ou Kansas City, déjà dans les années 20, de fabuleuses expositions. Il ouvre y d’abord une galerie sur la 57ème rue en 1941, avant d’acheter pour y installer sa maison et sa galerie un immeuble de la 79 ème rue. Un immeuble cossu dont l’escalier était flanqué de deux sculptures de Rodin, « Le Penseur » et « l’Àge d’airain ». Il s’y établira pour toujours. En France, à Paris, à Floirac (refuge de quelques mois en 1940 ) ses coffres de banque sont forcés, ses collections ( dont 171 œuvres majeures de « Degas, Manet, Bonnard, Matisse, Braque, Picasso, Ingres, Corot, Van Gogh, Cézanne, Renoir, Gauguin » ) pillées par la Gestapo pour le Reich, et quelques sbires français pour leur propre compte. Lui ou sa famille après sa mort en 1959, en récupèreront une partie chez des marchands indélicats ou pire, en France ou en Suisse ou seront indemnisés (partiellement) par l’Allemagne. Anne Sinclair, au fil des pages, silhouette avec saveur sa « grand-mère gâteau», Margueritte ; sa mère Micheline; son père Robert combattant de la France Libre ; sa famille d'Outre Atlantique. Et aussi, Marie Laurencin qui réalise son portrait à quatre ans et Picasso qu’elle fuit en hurlant -elle a 14 ans- quand le maître de maison qui la reçoit avec ses parents lui dit qu’il veut la peindre et surtout, qu’il lui voit des yeux partout… Une saga ultra sensible.
Jacques Bouzerand
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