Olivier Chevrillon : Portrait d'un gentilhomme d'aujourd'hui
Il est toujours passionnant de lire un récit de voyage. D’en percevoir les traverses, d’en sourcer les bifurcations, d’y saisir les surprises de la nécessité et celles du hasard… En quelque 160 pages, aux Èditions de Fallois, Olivier Chevrillon raconte son propre parcours d’énarque pas comme les autres. À vingt ans, ce neveu de l’écrivain André Chevrillon de l’Académie française, petit neveu du philosophe et historien Hippolyte Taine, fils de Louis, Ingénieur des Mines et de son épouse Hedwige, née Noetinger et de vingt-quatre ans sa cadette, est reçu à l’ENA. Voilà bien une entrée dans la vie parfaitement convenable pour ce jeune homme bien élevé et éduqué dans les normes de la haute bourgeoisie française. De cette École des élites, il sort trois ans plus tard, dans la botte, au Conseil d’État. 20 sur 20 pour les débuts.
Son trajet ensuite est celui d’un haut-fonctionnaire - parfois hors les rails - qui réussit en une trentaine d’années de carrière à vivre un riche éventail d’existences multiples et créatives. Il contribue ainsi, dans l’État au guidage de l’inéluctable mouvement de la décolonisation ; il est partie prenante des deux grandes mouvements de pensée et d’action du demi siècle : « Esprit », « Le Club Jean-Moulin » ; il lance les deux principaux newsmagazines français : « L’Express », « Le Point » ; il donne un coup de fouet aux « Musées de France »… Toute une histoire.
Flash back. Pendant ses années de faculté, à la Catho, Olivier Chevrillon, né en 1929, croise dans le syndicalisme étudiant Michel Rocard, Jean-Marie Le Pen, Georges Suffert. Ce dernier devenu son ami, lui fait découvrir le groupe « Esprit » d’Emmanuel Mounier, mais aussi de Paul Ricoeur, Henri-Irénée Marrou, Albert Béguin… Toute sa pensée philosophique et sociale en sera profondément marquée. Son démarrage professionnel aussi. C’est Jean-Marie Domenach, rédacteur en chef d’ « Esprit » et Simon Nora, conseiller de Mendès-France, qui le recommandent au nouveau ministre Alain Savary, chargé du Maroc et de la Tunisie. Il entre à son cabinet. Y travaille. Et démissionnera avec son patron lors de l’idiote interception aérienne de Ben Bella le 22 octobre 1956.
Ses amis d’ « Esprit », Joseph Rovan, Jean Ripert, Michel Crozier, Paul Lemerle, Georges Suffert, l’entrainent au « Club Jean Moulin » à l’invitation de Stéphane Hessel. Le « Club Jean Moulin », il faut se le rappeler, est ce laboratoire d’idées, créé en 1958 par Stéphane Hessel et Daniel Cordier, qui s’efforce d’imaginer une modernisation de la démocratie qui ferait la part belle à la compétence technique. C’est un creuset politique - de centre gauche - qui tend à fusionner le rationnel des savoirs avec les idéaux de la politique. Au civil et dans l’action, Olivier Chevrillon est alors l’adjoint de Jean-Pierre Dannaud au Ministère de la Coopération alors que la décolonisation de l’Afrique lancée par le général De Gaulle entre dans sa phase la plus active.
Mais en 1965, titillé par l’action politique, Olivier Chevrillon se lance dans l’aventure « M.X », alias Gaston Defferre, une opération imaginée par Simon Nora et JJSS pour promouvoir le maire de Marseille, homme de gauche modéré, à la candidature suprême contre le général De Gaulle. Il se met alors en congé du Conseil d’État pour piloter la campagne auprès de ses deux principaux artisans. Le projet « M.X », barré par le PCF, la SFIO, le MRP fait long feu. De Gaulle est réélu. Entracte.
Après l’Égypte où il se marie, l’Afrique qu’il sillonne pour son travail, Olivier Chevrillon va découvrir la nouvelle Amérique. En 1967-68, il parcourt les Etats-Unis, de Harvard à Palo Alto, de Santa Monica, à Monterey où il s’initie au maniement du PPBS, le Planning, programming and budgeting system, la dernière méthode de gestion publique, contestable dans les excès qu’elle génère. Armé de ces divers bagages et de ses expériences, Olivier Chevrillon - qui a participé avec Michel Albert à la rédaction de l’important best-seller de Jean-Jacques Servan-Schreiber « Le défi américain » - refuse à son retour au pays la proposition qui lui est faite de devenir directeur de la Fonction publique. Il décide d’embarquer sur le navire amiral de JJSS, « L’Express ».
Le brillant et fougueux Jean-Jacques veut alors transformer son hebdomadaire en un newsmagazine, non-engagé, non-partisan, distant des lourdeurs politiciennes, dans la ligne élégante de « Time » ou de « Newsweek ». Chevrillon s’y implique à plein du côté de la gestion, avec Pierre Barret et Dominique Ferry. Avec Françoise Giroud, bras droit, plume et cœur de JJSS bien sûr. Et, aussi, l’impeccable équipe de rédaction, que constituent les Imbert, Suffert, Duquesne, Faust, Franc, Billard, Trinchet… Le succès est au rendez-vous. Hélas, vite happé par les démons de la politique, JJSS, déjà brillamment élu « député de Lorraine », veut aller défier Jacques Chaban-Delmas dans son fief bordelais. Et toute affaire cessante, transformer à cette fin son bateau amiral en porte-avion de combat. Dans les soutes et sur le pont, ça craque de toute part… Entre les JJSSphiles et les résistants qui refusent de devenir des supplétifs politiciens, l’orage gronde. Après des échanges homériques, la crise se résout par un divorce brutal le 12 juin 1971. Les mutins reprennent leur liberté. Ils se réfugient chez Jean Prouvost qui leur ouvre les portes de « Paris-Match », de « RTL ».. Le vieux patron songeait à transformer « Match » en newsmagazine mais ne se hâtait guère. Dans l’esprit d’Olivier Chevrillon germe alors l’idée de fonder un nouveau journal. Il faut des fonds. De richissimes hommes d’affaires, Riboud, Vuilliez…sont approchés. Chez Hachette, Ithier de Roquemaurel tope.
Le 25 septembre 1972, nouveau-né, « Le Point » est dans les kiosques. Un équipe soudée s’est constituée. Olivier Chevrillon Pdg, Claude Imbert, directeur de la rédaction, ont recruté les meilleurs journalistes du marché. Philippe Ramond, venu de l’Expansion, a mis son génie du marketting au service de l’hebdomadaire. L’hebdomadaire, nerveux, inventif, non inféodé, taille des croupières à « L’Express ». Les bénéfices entrent. En 1980, la prise de contrôle de Hachette par Lagardère, dont les marchés d’armements dépendent de l’État, soucieux aussi de n’irriter ni la CGT ni le PC, change la donne. Nicolas Seydoux, Pdg de Gaumont, homme de culture et libéral, prend la relève en rachetant les parts de Hachette. Peu à peu pourtant, alors que la croisière continue pour le Point sur une mer calmée, un fossé se creuse entre Claude Imbert et Olivier Chevrillon… Deux lions sur un même territoire ? Explosion. Dix ans après le lancement du Point, Chevrillon passe la main en 1985.
Il retourne au service de l’État, préside d’abord, à la demande de François Léotard, la mission Opéra-Bastille, avant d’être nommé en 1987, directeur des « Musées de France ». Installé au Louvre avec sa famille, il peut, le soir venu, se promener dans les salles désertes et jouir des trésors que la France a recueillis dans le plus prestigieux des Palais du monde. Il y initie des réformes qui préfigurent le Grand Louvre voulu par François Mitterrand, obtient d’Édouard Balladur un meilleur statut pour les conservateurs, ouvre une souscription pour un La Tour, se bat pour un Murillo, fait entrer - grâce à Michel Rocard - les œuvres d’art dans l’actif des compagnies d’assurance… Jusqu’au jour où nommé par la droite et il doit quitter les lieux par décision de la gauche. C’est le jeu le plus mécanique de l’alternance politique. Celui surtout, emblématique, d’une France où perdurent, envers et contre toute raison et toute sagesse, les habitudes perclues, les idées toutes faites, les blocages qu’Olivier Chevrillon à travers toutes ses missions a toujours combattus.
JB
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